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Après le discours de la Voix, les passagères de l’Arche avaient visité l’Arche de fond en comble, serrées les unes contre les autres, en groupe. La plus hardie, une petite brune, ouvrait les portes. Celles qui la suivaient poussaient des petits cris, puis elles entraient toutes, se bousculaient, la curiosité tout de suite plus forte que la peur. Quand elles eurent vu la merveilleuse cuisine, les immenses réserves de vivres, la basse-cour automatiquement nettoyée, lavée, ventilée, quand elles eurent ouvert tous les placards, tourné tous les robinets, appuyé sur tous les boutons, elles retournèrent à la grande salle commune, s’assirent et commencèrent à se regarder, ce qu’elles n’avaient pas encore vraiment fait.

Elles avaient toutes, tout de suite, accepté la situation, peut-être parce qu’elles se savaient, enfin, en sécurité. Depuis des semaines, comme tous les hommes et toutes les femmes de la Terre, elles avaient vécu dans l’angoisse. L’énormité des désastres attendus élargissait pour chacun l’épouvante de la mort à l’échelle du genre humain. L’épouvante collective ne se partageait pas, elle se multipliait par le nombre de toutes les victimes promises. Elle pesait de son poids total sur chaque épaule. Et voici que ces quelques femmes s’étaient trouvées, par miracle, arrachées à ce bain d’horreur, comme des demi-noyées dans l’eau gargouillante de bulles visqueuses, d’algues et d’yeux ronds de poissons, brusquement déposées sur le rivage d’une île, sur le sable doré, dans le soleil, sous les chants d’oiseaux. Elles respirent.

Elles respiraient. Quoi qu’il arrivât, il ne leur arriverait rien. Les promesses de la Voix seraient tenues, elles le savaient avec leur instinct de femme, qui n’a pas besoin de la connaissance pour posséder la certitude. Et, parce qu’elles étaient tranquilles pour elles-mêmes, elles s’inquiétaient beaucoup moins pour ceux qu’elles avaient laissés. L’avenir, elles ne le voyaient pas tel que la Voix le leur avait décrit, cela était trop différent de leurs habitudes. Elles le construisaient avec leurs souvenirs.

Quand « tout ça » serait fini, elles recommenceraient à parcourir les rues de la ville, retrouveraient leur coiffeur, la même marque de rouge à lèvres, la même station de métro, les carrefours.

Irène se persuadait que sa famille était partie dans un coin bien tranquille, qu’elle ne risquait vraiment rien, elle en était tout à fait certaine. Ils seraient si heureux de la retrouver ! Il lui était impossible d’imaginer une vie d’après le déluge, sur une Terre rasée. C’était du roman-feuilleton. Mais en même temps une pensée la tourmentait, gênante parce qu’elle ne pouvait pas prendre le support d’un visage, d’un geste qu’on a vu, d’une silhouette. C’était la pensée des hommes inconnus qui se trouvaient quelque part dans une partie introuvable de l’Arche.

Nulle n’en parla, ce jour-là. Et chacune, au silence des autres, sut que toutes y pensaient. Cela ne s’accordait pas avec leur façon d’envisager l’avenir, mais elles ne pouvaient pas se permettre de négliger cette éventualité, où elles auraient à choisir un homme, parmi ceux qui se trouvaient quelque part non loin d’elles…

Les hommes s’imaginent assez volontiers qu’ils sont des maîtres, qu’ils choisissent la femme et la prennent. Les femmes le leur laissent croire…

Et voilà que, cette éventualité envisagée, même dans la brume de l’improbable, elles étaient déjà rivales. Assises dans la salle commune, elles commençaient à se raconter tous les détails de leur vie et s’entre-regardaient, souriantes, avec des yeux féroces.

Irène causait avec sa voisine, la jeune femme brune de la chambre 9. Elle savait déjà qu’elle se nommait Laure Gauthier, vingt-deux ans, divorcée, sans enfants, professeur d’anglais, Parisienne. Laure, plus nerveuse, parlait, et Irène écoutait. Bien enfoncée dans son fauteuil, appuyée de partout, souriante, sans une trace de fatigue ou de souci sur son visage, elle hochait de temps en temps la tête pour bien montrer son attention, et elle se disait qu’« il » ne pourrait pas aimer Laure. Elle n’avait pas assez de poitrine, elle aurait, à quarante ans, une moustache de sapeur, elle faisait des gestes trop brusques. Et Laure, assise au bord d’une chaise, se penchait vers Irène, parlait, parlait, et la détaillait. Elle se demandait ce que devenaient ses seins quand elle quittait son soutien-gorge. Elle lui mit la main sur le bras, espérant le trouver mou. Mais il était ferme, la peau très douce, chaude et agréable dans la main. Laure en eut un instant la parole coupée par l’inquiétude. Et Irène vit étinceler les yeux de Laure, remarqua qu’ils étaient très beaux, dangereux. Elle en ressentit un pincement au cœur. Alors, elles se sourirent gentiment et s’embrassèrent.

Irène n’avait pas beaucoup d’expérience, mais elle était prête au combat. Elle bâilla, elle demanda à Laure : « Vous n’avez pas faim ? » Et c’est ainsi que se posa le problème de la confection des repas, et par la même occasion, celui de la division et de la distribution du travail. En vérité, il y avait très peu de travail à faire. Des machines étaient là pour laver et sécher la vaisselle, laver, essorer et repasser le linge. Encore fallait-il les faire fonctionner, ouvrir les boîtes contenant les plats tout préparés et faire chauffer ceux-ci, dresser les tables et les desservir, et fournir en nourriture les nombreux couples de petits animaux de la basse-cour. Une blonde d’assez petite taille, aux membres forts, offrit de se charger du soin de ces animaux. Ses parents étaient propriétaires d’une grande ferme en Beauce, elle savait comment s’y prendre. Personne ne lui disputa cette tâche. Pour le reste, il fut décidé d’établir un roulement, sauf pour les lits : chacune ferait le sien. Une ancienne « cheftaine » d’éclaireuses, qui dissimulait une timidité de garçon sous des gestes brusques, dressa les listes, par ordre alphabétique.

Après avoir dîné d’une aile de poulet en gelée vitaminée, de petits pois au beurre et d’une poire conservée dans la paraffine, Irène se sentit lasse et monta se coucher. Laure l’accompagna. Elles s’embrassèrent de nouveau avant de se séparer.

Irène se dévêtit et se glissa dans son lit.

Ce devait être l’heure où, sur Terre, arrive la nuit. La lumière des murs baissait doucement, s’éteignait. Sur la fenêtre peinte, le paysage simulé se teintait de pourpre et de mauve, puis ses vallons s’obscurcirent, son ciel se peupla d’étoiles, le chant du rossignol s’éleva, auquel répondirent, dans une lointaine et claire épaisseur de silence, l’aboi d’un chien de ferme, la flûte des crapauds mélancoliques, le soupir du vent dans un arbre proche…

Et le vent vint caresser le front d’Irène étendue, lui apporta le parfum d’un acacia fleuri, la lourde, énorme odeur d’un tilleul crevant d’amour par ses millions de corolles, la senteur presque buvable, sensible à la langue, de l’herbe des prés coupés, qui reçoit sur chaque blessure la première goutte de rosée de la nuit…

Irène se laissait doucement envahir par la douceur de ce crépuscule enterré, invraisemblable.

Elle oubliait que la fenêtre était un leurre, et que ces chants émoussés, points, virgules, dans la page noire, que ce vent qui semblait avoir caressé les herbes accroupies et les dos ronds des arbres, que toute cette nuit était fausse.

En vérité, M. Gé avait craint pour ses hôtes le silence minéral qui régnait à une telle profondeur, derrière les murs de plomb, de béton et d’acier. Un faux mort enseveli qui se réveille doit encore entendre, sous six pieds de terre, une vague rumeur de la vie verticale. Mais l’Arche était à près d’un kilomètre de profondeur, et ses murs, aux endroits les plus fragiles, avaient quinze mètres d’épaisseur de matériaux superposés comme les peaux d’un oignon. Une telle coquille était imperméable même aux craquements des roches, à l’écroulement des cascades des ténèbres, et aux rugissements enchaînés, horribles, des feux enterrés.

Même chez des femmes rassemblées pouvait advenir un de ces moments où la conversation s’arrête, en plein essor, sans qu’on sache pourquoi, tout à coup, où chaque interlocuteur se trouve rejeté en lui-même et n’y trouve que le vide, cherche à dire n’importe quoi, ne trouve rien, pressent l’arrivée de l’horrible. Si à un tel silence intérieur s’était ajouté le silence absolu des choses, peut-être une de ces femmes, ou plusieurs, n’y auraient pas résisté, seraient devenues folles. C’est pourquoi M. Gé avait fait construire ces fausses fenêtres sur lesquelles des appareils permanents de cinéma total projetaient des films sans fin.

La plupart des femmes, d’ailleurs, n’en profitaient pas. Une fois retirées dans leur chambre, elles préféraient tirer les rideaux, allumer les lampes et faire jouer sur leur pick-up des chansons, ou lire les livres qui parlaient d’amour.

Le diable l’emporte
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